INVOCATIONS

Exposition visible du 2 septembre
au 10 octobre 2023

Galerie Maïa Muller

PRÉFACE DE
JULIE CRENN

Death, come pull me underwater
I have nothing left to fear from hell

Aldous Harding –
Stop your tears

En discutant à propos de l’exposition, Célia Muller s’excuse pour la conversation nébuleuse. Elle tient à ne pas trop en dire. Elle marche sur des œufs pour ne pas tomber dans un espace où le pathos empiéterait sur le dessin. Pour ne pas entraver l’état dans lequel il pourrait nous plonger. Les œuvres engagent à une forme d’introspection, une plongée à la fois en nous-mêmes et à l’intérieur de l’imaginaire de l’artiste qui allie le réel à l’évanescence du souvenir, voire du rêve-cauchemar. “Quand je dessine, je me casse, je disparais.” Les dessins traduisent autant ses évasions, ses fuites, qu’une poursuite obsessionnelle de souvenirs évanouis. Célia Muller mène un travail acharné où dessiner est synonyme d’anamnèse : une remontée mémorielle qui se fabrique par ajouts, soustractions, fabulations et nécessairement transformations d’un récit altéré.

Dans ce voyage trouble, la musique fusionne aux gestes et aux intuitions. Assez vite nous échangeons à ce propos et nous prenons conscience que nous travaillons de la même manière : au sein d’une bulle musicale où quelques morceaux ou albums sont écoutés en boucle, jusqu’au dégoût. L’écoute répétitive nous installe dans un état, une émotion, une humeur qui va donner la tonalité de nos projets. Au moment où j’écris ce texte, j’écoute Aldous Harding, Stop your tears, une chanson que Célia Muller ne cesse d’écouter depuis le début de la préparation de l’exposition. Elle m’envoie une playlist et je remarque amusée qu’elle est bien plus bavarde lorsqu’elle parle de musique. De Lingua Ignota à Fever Ray, en passant par Uboa, elle écoute principalement des voix de femmes aux énergies et aux univers intenses. Les morceaux allient des moments cathartiques, brutaux et violents, à d’autres, plus mélancoliques, oniriques et réconfortants. Je l’imagine le casque vissé sur la tête, regardant par une fenêtre, chez elle, à l’atelier ou ailleurs encore. J’imagine l’évasion mentale que lui procure ce “trou dans le mur.” Par delà ces ouvertures, le ciel y trouve une place de choix. Tout comme la matière mémoire, le ciel est un espace infini en proie à une métamorphose constante. De la même manière que l’artiste fixe des fragments de son récit, elle fixe des moments, des états de ciel nuageux, orageux, opaque, chargé, lumineux. Le ciel et la mémoire partagent une même immensité, une même agitation, une même épaisseur et une même imprévisibilité. Un espace de perturbations.

Constitués de nuances de noirs, de gris et de blancs, les dessins imposent une forme de silence. Ils sont les résultats de gestes et d’incantations envers les éléments, envers la matière mémoire, envers l’invisible et l’indicible. L’artiste lance des incantations plurielles dans une quête intime où les mots peinent à émerger. Elle manipule ainsi des photographies anonymes, d’autres issues des albums de sa propre famille, d’autres encore qu’elle a elle-même réalisées lors de moments d’isolement. Les images constituent une matière qu’elle va ensuite retravailler en sélectionnant des détails qu’elle va transposer sur la feuille de papier ou la feuille de soie. Le papier de soi. C’est un autoportrait en creux que Célia Muller déploie dans le temps et dans l’espace. Un autoportrait des plus intimes formé de secrets, de silences, d’indices, d’états, d’émotions et d’intuitions. À propos du papier de soie, elle me dit qu’une fois trempé il devient comme une peau, vieille et fripée, une peau rassurante dans laquelle elle tatoue des bribes de son histoire. On y rencontre des mains extraites de sources photographiques anonymes et personnelles. Des mains non identifiables qui renvoient à mon histoire, la sienne, la vôtre. C’est là que la fragilité se transforme en une force illimitée puisque collective. Célia Muller puise inlassablement dans une matière commune qui ne cesse de nous échapper. Une matière sombre, impalpable et aliénante par laquelle nous apprenons à nous définir, à nous défaire et à exister.

Julie Crenn

Vues d’exposition Galerie Maïa Muller – © Rebecca Fanuele

Playlist de l’exposition